TOUT SEUL AVEC MON CHEVAL DANS LA NEIGE…Un film à rêver

Notes pour Bruno Deloye

Il y a quelques années j’ai dit à Axel Bogousslavski que j’aimerais le filmer. La confiance qu’il a en moi, le respect sans doute, pour le travail que je fais et qu’il à vu, l’avait incité à me répondre que oui, il serait d’accord que je fasse un portrait de lui, de son histoire. Et que l’on conçoive ensemble une écriture filmique libre, une forme qui révélerait quelque chose qui toucherait à l’essence de son être.

Un projet de film, donc.

 Pourtant, quelques jours plus tard, Axel m’a appelé, comme rattrapé par une angoisse persistante et humble. Il voulait savoir ce que ce film pourrait devenir. Je lui répondis qu’on ne connaît pas à l’avance la vie des films, qu’ils trouvent leur propre vie dans des circuits adaptés, ou pas ; mais que ce film-là serait en premier lieu diffusé à la télévision puisque celle-ci permettrait sa mise en œuvre. À cet instant, j’ai senti une vraie détresse dans son silence, dans sa difficulté à me dire ce qu’il sentait, et pourtant, il ne pouvait faire autrement. L’idée que quelque chose de sa vie, ses paroles, son histoire, son imaginaire puissent entrer dans une boîte de télévision, cette «  chose officielle » lui était plus que douloureuse, impossible, moralement et physiquement. Je lui ai expliqué le contexte particulier de la production d’un tel film et la nécessité, pour des raisons matérielles, de collaborer avec la télévision, que malgré cela, et même grâce à cela, je m’assurais de toute la liberté artistique possible. Il a très bien compris. Mais il préférait ne plus faire ce film.

Et il m’a répondu, avec sa voix d’enfant éternel : «  Tant pis, je préfère rester tout seul avec mon cheval dans la neige. »

 Nous ne sommes pas allés plus loin dans le projet mais nous sommes restés amis. Mon estime pour cet homme, mon admiration pour ce qu’il est et ce qu’il fait, au cinéma, au théâtre et dans la vie, ont même été renforcées avec une phrase pareille. Des années ont passé, l’image est restée gravée en moi comme une métaphore de la beauté et de la poésie qui irriguent le rapport  au monde et à l’art de cet artiste à part. Baudelaire pensait que le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté, encore faudrait-il pour cela en être sorti. Ce n’est pas le cas d’ Axel Bogousslavski chez qui elle affleure à chaque mot, dans chaque pensée, dans chaque sourire.

Quand je dis enfance, je pense innocence et vérité, non calcul et pur poème de l’imaginaire sans limite. Abandon à l’autre, foi en l’amitié des hommes.

Axel invente sa vie au fil de ses rêves, au gré d’une mémoire qui en a trop vu pour rester fidèle à la réalité des évènements. Une enfance passée à dormir dans les bois après s’être s’échappé de plusieurs familles d’accueil, l’errance, la vraie, la solitude qui créé un rapport à soi-même et un développement de sa propre sensibilité que rien ne peut remplacer jamais, des aventures, des voyages, la faim, la pauvreté. Et toujours, dans cette expérience de vie à la lisière de l’extrême, son regard sur les choses et les êtres est d’une absolue singularité, émerveillement et acuité. Il franchit les frontières des apparences, croit à ce qu’on ne peut voir, sent ce à quoi nous sommes liés au-delà de notre savoir, rit des conventions et des petites dimensions dans lesquelles le genre humain s’aveugle. Conscience d’un ordre différent. Connaissance mystérieuse des secrets de l’esprit.

Il travaille comme maçon sur un chantier en banlieue quand il croise Marguerite Duras. Elle tombe sous le charme de cet être dont on ne peut définir l’âge, adulte dans un corps d’enfant, âme et sagesse d’un vieux maître zen, vagabond sorti d’un livre de Robert Walser. Être humain non identifiable dont le regard bouleverse.

Duras a déjà tout saisi de sa présence qui ne ressemble à aucune autre quand elle le présente à Claude Régy, alors metteur en scène de ses pièces. Il lui fait passer quelques essais pour la création de L’ Eden Cinéma avec Mickael Lonsdale et Bulle Ogier. Axel improvise en silence. De par la limpidité de sa présence et de sa sensibilité à l’espace, aux êtres et aux objets qui l’entourent, ce qu’il fait instinctivement est une mise à mort des cours d’art dramatique, une offense définitive à la « Méthode ». Quand la vie la plus intense révoque toute idée de composition, quand un certain rapport à son propre centre de gravité réduit toute fabrication au néant, c’est l’inné qui inonde tout, encore plus un plateau de théâtre : une invitation sans pesanteur à la grâce.

Régy l’engage, le souffle coupé. Axel va faire l’acteur pour la première fois. Nous sommes en 1979 et Régy ne montera presque plus de spectacles sans cette présence troublante, ce clown d’une nature indéchiffrable. Il crée avec lui non seulement les pièces de Duras mais aussi certains textes fondateurs du théâtre contemporain européen, de Peter Handke à Botho Strauss, de Jon Fosse à Gregory Motton.

En 1984 il irradie de sa vérité sans frein le film  Les enfants  que Duras dirige pour lui. Inoubliable Ernesto, inoubliable poème. C’est en découvrant ce chef-d’œuvre que le cinéaste portugais Manoel de Oliveira décide de lui offrir Mon cas (1986) dans lequel Axel déjoue les lois du réalisme avec une fantaisie toute de gravité. Mon cas devient alors un cas particulier, dans l’œuvre de Oliveira, dans l’œuvre du cinéma mondial.

Il n’a cessé de travailler depuis, au théâtre, avec les plus importants metteurs en scène français et un peu au cinéma. L’idée de carrière est à l’opposé de ses ambitions. Ce qu’il a appris auprès de Régy et de Duras l’a propulsé, dans un mouvement naturel, aux antipodes du réalisme et du naturalisme psychologique. Mais c’est surtout parce qu’être acteur signifie davantage ou autre chose pour lui que de simplement jouer. Axel n’interprète pas. Il partage des aventures humaines, il fait des rencontres qui déterminent d’autres rencontres. Il vit dans un monde original, personnel, en marge d’une société qu’il fuit, de conventions sociales qui lui sont étrangères. Ce qu’il cherche c’est s’aventurer, déchiffrer des écritures contemporaines, des scénarios exigeants, des signes dans le ciel et des regards sensibles.

Dans une grande solitude il développe un imaginaire en lien avec l’infini, il étudie des réseaux de forces invisibles, le Zen, le non vouloir absolu. Il fabrique et joue de différents instruments de musique, flûte, guitare, violon et pratique en autodidacte des arts martiaux. On ne sait pas comment, mais à son contact on sent : on sent combien cet être, dans l’évidence de son unicité, est dépositaire d’un savoir hors du commun. Un peu Chamane, un peu alchimiste dans son œuvre au noir, la bonté qui irradie dans son regard est une gifle à la vulgarité du monde. Il dessine aussi des squelettes conduisant des motos en flammes, peint des mirages dans des ciels étoilés et dans le métro, les yeux fermés, entre en contact avec la rotation de la terre. Il n’y à pourtant aucune folie en lui, tout est si juste, tout est si vrai. Les fous, ce sont ceux qui gravitent en dehors de ses sphères, ceux qui n’inventent rien, ceux qui se croient acteurs et comédiens professionnels et qui parlent «  psychologie des personnages et performance d’acteur, voire projets… ».

Lui, il créé un monde à chaque seconde, en visions, en gestes, en paroles, poète de son propre destin, lutin lunaire qui incite à s’approcher de soi, qui permet d’accéder à ce qu’on n’ose pas – l’écoute du vent – par peur du ridicule, être soi dans tous ses possibles, dans ses dimensions les plus déraisonnables.

L’Art de l’enfance.

 Nous nous voyons de temps en temps. Je passe des journées entières dans les arbres à l’écouter parler, jouer du violon du piano et de la guitare. Il m’enseigne le Zen à base d’exercices de respiration et de concentration. Il me parle de son parcours, de Duras, de la fois où il lui a dit, peu de temps avant sa mort : « Marguerite, tu as des yeux et un sourire d’adolescente.. », et elle lui aurait répondu, des larmes coulant sur son visage : «  C’est ce qu’on m’a dit de plus beau… ».

Il me parle d’un plan-séquence du Troisième Homme qui s’est inscrit en lui comme s’il l’avait vécu, de son admiration et de son affection pour Claude Régy, le grand frère, dépositaire, dans une sage folie, de tous les savoirs ; pour lui, l’image d’un maître…

Lors de notre dernière rencontre il m’a avoué sa tristesse d’avoir eu à refuser le projet de film que je lui avais autrefois proposé. Il n’avait pas oublié, moi non plus. Puis dans un aveu fragile il m’a expliqué que ce refus était aussi une peur, celle d’être rattrapé par quelque chose de la société, qu’il n’avait jamais été déclaré nulle part, ni aux impôts ni aux Assedic ni à la Sécurité Sociale ou je ne sais où. En marge était la vérité. Individu non répertorié. Non catalogable. Inscrit dans aucun registre repérable.

LUI.

Il m’avoua que l’idée de « passer à la télé » avait généré une angoisse. Mais depuis peu, avec l’aide d’amis et pour des raisons de survie évidente, il avait accepté d’être enregistré. Donc, il n’avait plus rien à craindre, il pouvait exister sous son nom propre aux yeux du monde. Et avec enthousiasme il pouvait faire ce film avec moi, un film à son image, sous mon regard.

Je n’avais jamais oublié ce rendez-vous raté, cette anomalie qui nous avait empêchés de travailler ensemble, d’imaginer des contrées cinématographiques où cette figure pourrait rayonner dans toute sa singularité. Je lui dis alors que si nous trouvions la possibilité de faire ce portrait, j’en avais déjà trouvé le titre. Et je lui prononçais cette phrase épique qu’il m’avait dite, dans un tremblement de peine retenue à l’idée de refuser le projet : «  Je préfère rester tout seul avec mon cheval dans la neige… ».

Il me dit alors : «  C’est très beau ça…c’est qui ? »

– C’est toi Axel, un après-midi d’hiver, quand la lumière déclinait et que les particules de lumiière étaient déjà noires de nuit.  Dans l’air transparent, depuis la fenêtre, elles inondaient le jardin, une bougie pour seul éclairage dans ton studio Tarkovskien ; tu m’avais joué un air de Jimi Hendrix sur une guitare désaccordée plus grande que toi, assis sur une chaise d’enfant, et tu me disais un haïku de Bashsô. Cette vision était pour moi un plan rêvé, une ouverture vers les mille chemins qui mèneraient vers un film digne de toi. Et en silence, dans l’acceptation de tes souhaits, je n’avais malgré tout pas renoncé à ce projet. Imaginer un film dont tu serais le centre, qui n’oublierait rien de la beauté de ton visage et de ton âme.  Tu parlerais de ton histoire hors des normes, de tes rencontres, de ce que la vie et les êtres que tu as croisés t’ont appris, de ce que à quoi tu crois au-delà de tout, de la vanité de chercher à comprendre, de ce que signifie être acteur, faire du théâtre, être en vie.

 Je n’avais pas renoncé, j’avais continué à rêver en silence parce que je croyais – je le crois encore avec certitude – que ce film serait un document essentiel, la trace vivante d’une intelligence poussée à sa plus lointaine limite. Je crois que les générations nouvelles d’acteurs, d’élèves acteurs, et en général tous ceux qui s’intéressent au théâtre et au cinéma ne pourraient qu’être captivés, désorientés, par l’approche particulière à partir de laquelle Axel Bogousslavski envisage son travail ; et comment son art s’inscrit dans sa vie, comment il devient sa vie même. C’est cette dimension élargie qui pulvérise les petits discours sur l’art du comédien, les témoignages de tournages de films, Diderot et Woody Allen inclus.

Aucun paradoxe ici, tout par essence suit une ligne à la fois claire et bipolaire: être conscient de son abandon, s’abandonner à son inconscience. Se laisser traverser plutôt que s’activer.

Dans ce film, la parole serait primordiale parce qu’Axel a ce don de formuler des choses comme si nous les entendions pour la première fois. Tout est sensible, rien n’est formule convenue. Il ne s’exprime que comme lui seul peut le faire. Images et fulgurances. Les silences aussi devraient résonner de plein fouet dans ce film où le visage vibrant de cet homme exprimerait les méandres de la sensation de vivre. Son univers intime imprègnerait le film, musiques, textes et récits d’une créativité ininterrompue, propos sur l’art de l’acteur, sur la vie et la création, sur l’importance de l’ignorance.

Claude Régy (un grand frère), Mickael Lonsdale (un petit frère), Bulle Ogier (une sœur), apparaîtraient et disparaîtraient en silence, Axel sur son mini vélo fendrait l’air de la nuit sur des chemins écartés, on l’apercevrait peut-être errer dans une forêt à  l’aube, il s’assiérait en silence devant la maison dans laquelle il a grandi les premières années de sa vie, courrait dans le vent et les vagues de la mer sur les rivages de l’île d’Yeu, où s’est jouée, dans une révélation essentielle, une part de sa destinée, resterait immobile en méditation dans son petit appartement à Montparnasse ou évoquerait son souhait de jouer un rôle muet, une présence sans parole qui raconterait l’histoire des hommes.

Une suite d’images, de propos, de visions, qui tenterait de cerner une présence, d’approcher avec délicatesse une énigme en mouvement.

Tout seul avec mon cheval dans la neige.

L’image est nette. Elle raconte beaucoup. Elle fait rêver.

Elle ressemble à Axel Bogousslavski.

Elle parle de lui avec précision. Elle esquisse au fusain une présence fragile sur un blanc floconneux.

Comme ce film voudrait tenter de le faire.

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BRUME DE DIEU – RECHERCHES POUR UN FILM À VENIR

FILMER LE MURMURE DU VENT…..


Claude Régy a toujours farouchement interdit toute captation de son travail. Parce qu’il sait mieux que personne que la matière de son travail est invisible, parce qu’il sent mieux que quiconque que l’impalpable de la représentation et les courants souterrains qui la traversent ne peuvent exister dans un espace qui serait réduit à celui d’une boîte de télévision. Parce qu’il croit encore au suprême échange du contact vivant, à la circulation de la vie entre des êtres situés dans un même espace, celui de l’expérience de la représentation.

Et peut-être parce qu’au-delà de tout, l’idée qu’une création par définition éphémère puisse être mise en conserve lui a toujours semblé sacrilège, voire indécente.

Pourtant, une fois, il a dérogé à cette règle à l’occasion d’un film que j’ai réalisé sur et avec lui, Claude Régy, la brûlure du monde (2005).

Pour ce portrait, il m’a autorisé, en toute liberté, à filmer des extraits de Comme un chant de David, spectacle créé à partir des Psaumes, avec Valérie Dréville, au Théâtre National de Bretagne à Rennes.  Spectacle pour lequel je l’avais assisté, pendant plusieurs mois de répétitions, pour la mise en scène.

En découvrant les images de ce film nous avons senti, ensemble, qu’aux antipodes de la captation télévisuelle, il était possible d’inventer une manière de restituer, pour l’image, un travail élaboré pour le plateau. Et que pour cela, il fallait chercher comment, avec les moyens du cinéma, transposer la matière vivante en une matière filmique.

S’interroger donc, chercher, non pas capter, mais recréer. Conditions sine qua non pour ne rien trahir.

Sur les images de ce film, sans qu’on puisse l’expliquer, comme une grâce, sur le visage de Valérie Dréville cadré en plan très rapproché se lisait l’intégralité du spectacle. On sait que Claude Régy axe son travail sur le jeu de l’acteur en le menant vers des contrées inexplorées de l’être, loin du réalisme psychologique et du naturalisme conventionnel. On ignorait que sa recherche sur la théâtralité du langage, de l’espace et de la lumière pouvait aussi, en condensé frémissant, se refléter dans un regard, une main qui s’élève ou le silence qui entoure un corps immobile.

C’est cette expérience qui aujourd’hui nous amène à imaginer un film qui serait issu du spectacle de Claude Régy. C’est surtout parce qu’en découvrant la maquette de l’espace scénographique et les premières recherches sur la nature de la lumière, il m’a semblé évident qu’il fallait entreprendre un film.

Le premier et sans doute le seul qui restituerait l’intégralité d’un travail de Régy.

Parce que je sens qu’il faut inventer cette trace.

Parce qu’il faut qu’elle existe.

Parce que Claude Régy a tout de suite été chaleureusement enthousiaste à l’idée de me confier la réalisation de ce film. Et parce que nous allons travailler ensemble, Claude Régy, Sallahdyn Katir le scénographe, Rémi Godfroy le créateur de la lumière, Philippe Cachia pour la création sonore, et l’acteur Laurent Cazanave

Le centre du projet c’est donc la mise en scène de Claude Régy. C’est aussi une rencontre à plusieurs, celle de  Claude Régy avec le poète Tarjei Vesaas. Une rencontre comme une évidence. C’est aussi la rencontre de cette évidence avec l’acteur Laurent Cazanave; Claude Régy poursuivant avec lui un travail de recherche engagé il y a quelques années  dans le cadre d’un atelier de formation à l’école de Théâtre National de Bretagne.

Un film qui serait conçu comme la fusion du vivant et de l’image ; celle d’un corps et d’un visage et de la vastitude des paysages de lumière qui le portent. Nécessité de l’humilité absolue devant un travail et, à la fois, nécessité de l’audace et de la liberté la plus folle pour espérer pouvoir le restituer.

La fusion entre un immense metteur en scène au sommet de son art et la poésie bouleversante d’un géant de la sensation.

La surimpression de leurs sensibilités mêlées, radicales dans un chaos limpide.

Ce film, Brume de dieu, ce serait ça.

Une série de représentations programmée par La Scène nationale de Cherbourg aura lieu, en mars prochain, dans un ancien bâtiment de l’Ecole de Beaux-arts de la ville. C’est dans ce lieu, vaste et nu que sera installé l’espace scénographique du spectacle. Dès sa découverte, en mars dernier, ce lieu nous a semblé idéal, de par sa vastitude et son caractère particulier, pour y concevoir le tournage de ce film.


Expérience

Expérience est sans doute le terme le plus juste quand on aborde le travail de Claude Régy tant la réception de ce travail requiert un état d’ouverture et de disponibilité intérieure. Car c’est bien de cela dont il s’agit avec ce spectacle Brume de dieu, un voyage intime aux confins de la perception du sens, de l’image, du son, de l’espace et de tous ces éléments organiquement mêlés.

Les repères habituels s’effacent et d’autres ressources de perceptions sont convoquées. L’écoute et la vision se troublent, l’acuité de la sensation s’approfondit et la théâtralité inhérente au langage qui est le cœur même du travail de Régy balaye de plein fouet les restes moribonds du théâtre réaliste et psychologique.  Ici, c’est la matière vivante de l’écriture qui apparaît et qui délivre tout ce qu’elle contient d’inconscient, de non clarifié, de complexe et de contradictoire et qui justement, non simplifiée, atteint chez le spectateur ces mêmes zones de trouble.

Expérience, c’est aussi l’état d’esprit dans lequel j’envisage la réalisation de ce film. L’enjeu qui apparaît évident est de transposer pour l’image filmique la matière du spectacle. Pour cela, il semble absolument nécessaire de rester au plus près des données radicales de l’écriture scénique et d’opter pour des choix de réalisation qui n’altèrent en rien leur force et leur intégrité, conditions sine qua non de l’intérêt du projet.

Synopsis

Mattis est un arriéré, croit-on, qui se tient hors de la zone du travail, un arriéré qui voit des choses que les autres ne voient pas. Il lit les signes laissés dans la boue par les oiseaux. Il déchiffre les traces dans la boue de leurs pattes d’oiseaux. Ces traces sont une écriture, un langage que n’entend pas la normalité. Une réalité généralement non perçue. Aveugle et sourde à ces signes est la sœur de Mattis. Elle, si près de lui depuis l’enfance et sans cesse, jusqu’au moment où elle à besoin d’une vie sexuelle. Le rapport à son frère était tellement fusionnel et complexe qu’elle n’avait pas de vie sexuelle, leur rapport semblait l’inclure, sans que le corps soit concerné. Mais quelque chose s’était effondré.

Eperdu de désœuvrement Mattis avait imaginé cette fiction d’être, avec sa barque, passeur sur le lac. Personne ne demandait à traverser.

Une seule fois un homme – un bûcheron – appelle, et Mattis le conduit dans cette petite maison qu’il habite avec sa sœur. Naît une sexualité où les corps sont engagés. Mattis en est exclu.

Il n’aura plus qu’à s’abandonner à une manière d’en finir, s’abandonnant au hasard du vent. Le vent se lève. Un cri terrible retentit sur le lac.

****

Le spectacle créé par Claude Régy est constitué d’un dispositif scénographique de douze mètres d’ouverture. Un espace à la fois brut et extrêmement élaboré, sol de verre noir évoquant les eaux profondes d’un lac dont les reflets laissent entrevoir la possibilité d’une autre réalité, obscure et sans fond, celle d’une autre conscience et d’un autre rapport au monde. Des murs latéraux de pierres, clairs, condensent cet espace et le propulsent dans une perspective infinie, irréelle qui se perd dans l’éclat de son propre reflet. Un espace mental, peut-être, où la lumière et l’obscurité se mêlent sans s’altérer. Un cadre de scène très bas, noir, vient découper nettement l’image et en accentuer la profondeur. L’écran est large, le format extrêmement cinématographique. L’acteur traverse cet espace comme on franchit les membranes de ténèbres invisibles pour venir se fixer à l’avant-scène. Et sur l’image une autre dimension apparaît. L’espace devient alors la chambre d’échos d’une conscience en mouvements. C’est ce contact extrêmement rapproché du spectateur avec l’acteur qui permet la transmission de la matière de l’écriture et qui fait du visage de l’acteur une table de lecture où peuvent se lire les mouvements intérieurs, ceux, infimes, de la conscience. Un visage devenu paysage et qui va se perdre lui aussi dans d’autres paysages, ceux que la lumière va créer dans cet espace sans limite du dispositif.

Ces paysages de lumières aux intensités et aux couleurs changeantes envahissent le corps et le visage de l’acteur jusqu’à en effacer parfois les contours, ne laissant apparaître alors qu’une présence lumineuse, traversée de reflets et de rémanences.

D’autres mouvements sont étrangement générés par la bande sonore, véritable création musicale. Ensemble, tous ces mouvements viennent transcender l’espace et constituent, en eux-mêmes, la mise en scène du spectacle et l’écriture du film.

Filmer cette mise en scène, c’est avant tout respecter le travail de Claude Régy. Avec l’intention avouée de le restituer dans sa radicalité extrême.

Pour que l’expérience du spectateur du film rejoigne celle du spectateur du spectacle.

La durée envisagée du film sera proche de celle de la durée du spectacle : 80mn.

Le temps de cette durée participe de toute évidence à la singularité et à la force de l’expérience.

Comment ne pas imaginer un film hors normes pour une œuvre qui dépasse la raison.

Une expérience, donc.


GOOD LUCK ON THE ROAD

 

 

Waiting for more time

Looking for what is gone

Always Hope never stops

Writing about how it feels

A moment will come

A friend will say

Hello and good bye

 

Robert Frank

Et jamais l’absent

Ne sera moins

Que le présent.

Nous, les enfants, on est du parti de la sauvagerie. On est surtout pour les galops incontrôlés qui font mourir.

On peut aussi traverser la mort sans mourir. On sait très bien la simuler, couchés par terre, les mains croisées sur la poitrine. Pourquoi ces mains toujours croisées. Ou couchés sur le côté, les membres arrachés loin. Les cadavres sous les bombes sont éjectés de la vie dans n’importe qu’elle position. Des positions parfois convulsives, parfois déchiquetées.

il s’agit de rêves sous-jacents comme des nuées poussées par le vent et  naviguant sous terre.

Une si grande soif de s’évader loin de ce qu’on fait.

Oui, fouetter un attelage à quinze chevaux.

Jouir de l’entremêlement des rênes.

Du claquement des fouets sur les croupes.

De loin en loin des cris d’appel – appels à la folie.

Des images du fond du lac montent alors à la surface, eau rêves entremêlés.

Il faut aller au combat en ayant l’air de faire des spectacles, en ayant l’air d’être un membre de cette profession, alors qu’aveugle on répète sans fin un exercice toujours nouveau, soliste armé d’un archet de métal torturant un violoncelle.

Toujours revenir, toujours chercher, toujours grincer alors que personne ne sait ce qu’on fait.

Tâcheron dans le noir.

Claude Régy

Sans la folie que serait l’homme

Sinon cet animal bien portant

Cadavre ajourné qui engendre la vie.

Fernando Pessoa

La solitude ne naît point de ce qu’on n’est pas entouré d’êtres, mais bien plus de ce que l’on ne peut leur communiquer les choses qui nous paraissent importantes.

C.G Jung

Il est certain que nous ne sommes pas simplement poussés en avant sur les méandres de notre chemin par nos simples actions mais nous sommes toujours attirés par quelque chose qui semble toujours nous attendre quelque part et qui reste toujours caché.

Hugo Von Hofmannsthal

Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes ; comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »

F.Kafka

Ce qui est compris

n’existe plus

sauf en tant que chose comprise

silence

Voilà ce que je pense

Car il s’agit de vivre dans le secret

bref silence

Eux ça leur échappe

ils croient

que ce qui est dit et annoncé et montré

se transforme en bien

pour eux

pour les autres

très bref silence

c’est comme ça

bref silence

 Jon Fosse

Un adulte enfant se jette – ou presque – de la tour Eiffel et tombe dans les rues de New-York, comme un somnambule tombe d’un mur, il cherche la rencontre avec l’impossible, filmer un absent pour connaître les secrets de la création d’une œuvre. Faire la route jusqu’à Mabou, Nouvelle-Ecosse, où Robert Frank – c’est lui qu’on veut connaître – a construit une maison en bois près d’une mer gelée qui parfois se brise en morceaux emportés par le vent. Il habite là. Et cherchant comment se faire, le film se fait. On ne sait pas de quoi il est fait. D’amour, d’admiration, d’un long travail aussi. Le résultat, une œuvre transparente qui reste ouverte à l’indéfini en route vers l’irrejoignable.

Claude Régy

ERLAND JOSEPHSON, LES SAISONS ONT TON VISAGE

 

ERLAND, LES SAISONS ONT TON VISAGE


3 septembre 2011

Assis à l’arrière du scooter de Dan, je traverse Stockholm dans l’air frais, bleu limpide d’un matin de soleil. « Les choses changent chaque fois que je les regarde », cette ville familière, aux couleurs intenses d’une fin d’été, je la ressens comme si je la découvrais.

Stockholm est pour moi la ville de l’aventure, une aventure commencée il y a presque vingt ans quand je venais pour la première fois rencontrer celui qui me fascinait tant, celui que les films de Bergman et de Tarkovski m’avaient fait découvrir. C’est à travers ces films qu’une enivrante envie de rencontrer cet homme était née.

Son nom : Erland Josephson

Un conte d’hiver.

Avec mon simple instinct pour guide, j’étais venu en hiver, dans le froid et la solitude de la nuit scandinave, partager quelques instants avec lui. Pour entendre sa voix, pour voir son visage et lui dire qu’il avait un ami qu’il ne connaissait pas encore.

La rencontre était fixée au Théâtre Royal. Erland répétait une pièce de Shakespeare sous la direction de Bergman, The winter’s tale. Il m’avait dit de venir le voir en Suède, étonné et curieux qu’un jeune français déboule jusque là pour partager un moment avec lui. Je lui avais dit, comme pour donner consistance à ce voyage, que j’aimerais le filmer, un jour, et que je voulais en toute innocence qu’il me raconte qui il était ; que j’avais des choses à lui dire. Je ne savais pas vraiment lesquelles, n’étais sûr de rien, n’avais rien de particulier à exprimer. Simplement heureux de rejoindre, au-delà de l’écran, un acteur qui m’avait ouvert les yeux sur les possibilités vertigineuses de son art, sur la capacité d’un visage à exprimer l’universel. En le voyant, je me sentais effleuré par quelque chose de ma propre vie.

J’avais prévu de rester une semaine en Suède. Après ce premier contact dans le hall du théâtre où déjà, en quelques instants, j’avais senti toute l’attention, la générosité, la vraie curiosité  dont il a depuis toujours fait preuve à mon égard, nous sommes allés boire quelques bières au café d’en face. Il y avait Max Von Sydow, Allan Edwall, Bibi Anderson attablés juste à côté de nous. Je me sentais propulsé dans le pays des merveilles. L’alcool aidant, nous avons passé en revue tout ce que je savais de son parcours, aidés par une amie improvisée qui assurait la traduction, mon anglais d’alors étant trop fastidieux. Nous avons parlé des heures. Puis il m’a proposé de se revoir le surlendemain pour un déjeuner, puis lors de ce déjeuner il m’a proposé une dernière rencontre, juste avant mon départ, chez lui, pour un café.

C’était un dimanche. Il neigeait dans la nuit de l’après-midi. Et les flocons à travers la fenêtre de son salon me semblaient irréels. Je fermais les yeux.

Dans l’avion qui me ramenait à Paris, tout m’apparaissait nouveau.  Rien ne serait plus jamais comme avant puisqu’ une amitié était en train de naître. Elle était issue d’un rêve que j’aurais fait, endormi, dans la chaleur d’une salle de cinéma, un après-midi d’hiver.

Depuis ce premier voyage, je suis retourné à Stockholm au moins une fois par an pour le voir. Davantage quand nous avons commencé à travailler ensemble à un premier film. Un portrait de lui que rien ni personne au monde n’aurait pu m’empêcher de faire. Avec ce projet, sans calcul aucun, j’allais devenir réalisateur. La confiance qu’il m’accordait pour ce travail étant alors une force indestructible, et bien plus encore. Elle s’était transformée en devoir moral de ne pas le décevoir, de ne rien trahir de cette relation, et de tout dire en images de cette immense estime et admiration que je lui portais, que je lui porte encore. Cette force nouvelle allait me permettre de franchir bien des obstacles et des difficultés que seule l’insouciance de l’ignorant permet de franchir.

Nous avons d’abord fait  À la recherche d’Erland Josephson, en 1995, tourné dans la cave de mon ami Dan, figure centrale de mon expérience suédoise et solution à tous les problèmes que procure un tournage fauché à l’étranger. Un ami, un frère. Après ce premier film qui, sans le savoir, allait devenir la première partie d’un autre film, nous avons continué de nous voir, chaque année.

Il est si rare de dire à quelque qu’un «  Plus je te connais, plus j’ai envie de te connaître ». C’est ce que je lui ai dit une fois.  À partir de là, je ne sais pas exactement comment, s’est imposée l’idée de continuer le travail que nous avions commencé. Après un premier film d’une heure, sous une forme assez convenue d’entretiens évoquant sa trajectoire, intime et artistique, j’avais envie d’aller plus loin. Ma rencontre avec Claude Régy avec lequel je commençais à travailler m’ouvrait les yeux sur une exigence et des enjeux nouveaux, sur la possibilité infinie d’inventer des dispositifs de mise en scène; sur le simple fait que créer c’était avant tout chercher, en évitant de reproduire le déjà vu, le repérable.  Et de saisir la vie dans son tremblement et sa fragilité la plus vraie. « Tu dois faire des films comme toi seul peut le faire toi et comme personne d’autre. »

J’ai écrit  Erland Josephson, Proche et nous avons tourné en 2001. Après l’avoir rencontré, il s’agissait de s’approcher de lui, au plus près de l’âme. Filmer son visage comme un paysage. Il était partant comme un acteur surdoué ayant à jouer son propre rôle, s’engouffrant alors avec subtilité et gourmandise dans un espace ouvert dans lequel sa qualité de présence si émouvante et son intelligence pleine d’ironie allaient pouvoir se déployer et vibrer de toutes leurs contradictions. Moments de grâce.

Nuit de l’été suédois.

Nous avons continué de nous voir. Jamais s’écrire. Moi seul lui ai toujours envoyé des cartes postales de tous les endroits du monde où je travaillais, en tournée avec Claude Régy. Toujours quelques mots à peine, souvent les mêmes. Ceux qui tentent de dire tout avec rien. Ces messages, comme des échanges sous la mer n’appelaient pas de réponse. Aucun besoin. Le silence transmettait tout. Nous le savions.  Juste un signe.

 Quelque temps plus tard, quelques instants, quelques années, Erland m’a longuement raconté l’expérience douloureuse qu’a été pour lui le tournage de Saraband, toujours avec son meilleur ami Ingmar. Il y retrouvait sa grande amie Liv Ullmann, amie aimée de toujours, partenaire idéale depuis les Scènes de la vie conjugale, confidente privilégiée.

Après un dîner de fête chez lui, avec sa femme Ulla, sa sœur et Dan, il me dit alors, juste avant mon départ, dans un mélange de provocation et d’humour dissimulant un souhait non feint : «  Et Quand ferons-nous un autre film ensemble ? ».

 Je n’ai pas dormi cette nuit là et pas seulement à cause de l’alcool et de la cuisine fantastique de Ulla. Ses mots tanguaient dans mon esprit somnolent. Il fallait forcément envisager quelque chose. Je me réjouissais de cette invitation à peine masquée sous la légèreté de paroles prononcées dans l’euphorie. Mais comment aller plus loin que ce que nous avions fait dans Proche ?

De retour à Paris, j’ai visionné la copie non sous-titrée de Saraband qu’il m’avait donné. J’avais tellement l’habitude de lire sur son visage, dans ses plus infimes mouvements, que j’ai oublié que je ne comprenais pas les dialogues. Je crois qu’il était heureux de la nature de notre rapport qui reposait sur une attention accentuée à l’autre. Ne pas parler la même langue était une chance. Toujours très peu de mots directement adressés l’un à l’autre, Tout passait par Dan le plus souvent qui assurait la traduction. Nous restions ainsi à l’écoute d’un autre alphabet,  d’un langage muet, intuitif et précis.

La nuit suivante j’ai écrit dix pages pour lui proposer Liv Ullmann & Erland Josephson, Parce que c’était euxJe voulais le filmer non pas seul cette fois, mais dans sa relation intime avec Liv, pour que quelque chose de sa présence apparaisse différemment. À peine le temps pour moi de faire traduire le synopsis et de lui envoyer, Il me répond par fax. Il a compris, il est d’accord, mais me demande de joindre Liv pour lui proposer le film, avant toute chose.

Je me pince en écrivant à Liv Ullmann. J’entre dans un autre rêve Bergmanien tout en continuant d’avancer sur mon propre chemin. Je joins une copie de Proche et après quelques verres je file poster le tout pour Key Largo où elle réside une partie de son temps. J’attends.

Quelques jours plus tard je découvre un message sur mon répondeur. Incrédulité quand je reconnais la voix si chaleureuse de Liv qui me dit : « J’ai adoré le film sur Erland, je m’en repasse des passages et je prends des notes, quand voudriez-vous qu’on tourne ? Je serais à Oslo dans quinze jours, vous pouvez venir me voir ? Vous pouvez m’appeler à ce numéro…

Le rêve continue. Elle est aussi ce rêve.

Nous tournons  Liv & Erland, Parce que c’était eux en juin 2004, dans une salle de répétitions du Dramaten que j’ai obtenu grâce à Ulla, dramaturge depuis des années dans ce théâtre. Les nuits blanches que j’ai passé les quinze jours avant le tournage me permettent paradoxalement d’accéder à une concentration que je n’avais jamais connue auparavant. Ils attendent beaucoup de moi. Ils  sont là, tous les deux, s’amusant presque comme des enfants, disponibles, heureux de se retrouver et de passer une semaine ensemble. J’ai une équipe formidable. Ils attendent tout de moi et pourtant ce sont eux qui vont tout me donner. Liv voudrait faire un documentaire sur moi, elle semble fascinée par mon rapport à Erland, tout est joyeux, le travail est intense. Ils vont loin, très loin dans l’analyse de ce qui les lie à jamais.

La nuit, toujours cette lumière ombre de la nuit suédoise.

Liv à Erland : «  Pourquoi n’es-tu jamais tombé amoureux de moi ? »

Elle a aimé le film, beaucoup, et la lettre que j’ai reçue quelques temps après lui avoir fait parvenir une copie est belle et vraie, comme elle.

Erland, après un visionnage chez lui, en ma présence comme nous l’avons toujours fait, semble très ému, heureux qu’une trace de cette relation existe, et que ce soit celle –là.

Sur la pochette du DVD que je lui ai apporté ils sont photographiés tous les deux face à face, presque front contre front. Nous avons passé une soirée pleine d’enthousiasme, de connivence et de gratitude réciproque. Pas mal arrosée, en fait.  Dans l’ivresse, à la fin du repas, Erland prend le DVD et de sa main, vient recouvrir le visage de Liv.  Un geste enfantin, qui ne vient en rien éloigner la présence de son amie mais qui fait sentir le plaisir qu’il aurait à être seul sur la prochaine couverture. Et que mon regard ne se concentre que sur lui.

Un geste d’acteur.

J’ai compris immédiatement. Je l’avais inconsciemment senti aussi. Nous devions, après cette troisième partie, nous retrouvez tous les deux. À peine avait-il terminé son geste que tout m’est apparu clairement. C’est le portrait d’Erland que je tente de dessiner depuis le début, mais c’est aussi, en creux, le portrait de notre amitié. Et puisqu’elle vit toujours encore plus forte, nous allions continuer.

Comment, quand, où, comment savoir. Ce n’est pas ce qui importe me dit-il sans me le dire. Où bien est-ce moi qui ai projeté cette pensée dans son regard ?

Ce qui importe c’est de continuer parce que la vie ne s’est pas encore arrêtée.

****

Mon travail aux côtés de Claude Régy a toujours nourri intensément les rêves de films que je faisais. C’est à lui que je dois ce que je fais et ce que je suis. La singularité de sa recherche, la cohérence absolue entre sa manière de vivre et de faire, l’investissement absolu de son être dans son art m’ont  guidée dans mes choix. Et  son soutien sans faille m’a donné la force et la lucidité d’aller vers ce que je sentais le plus profondément en moi. Il m’a appris l’obstination, appris à ne pas avoir peur de l’incertain et du non-clair, à être à l’écoute de l’instinct le plus sauvage. C’est à lui que j’ai parlé la première fois de faire un quatrième film sur et avec Erland. Son avis ayant toujours été essentiel dans mes choix. Il m’a presque tout de suite répondu qu’en évoquant ce nouveau film j’avais déjà décidé de le faire. Et qu’il trouvait ça risqué, donc intéressant. À moi de continuer d’avancer sans répéter ce qui avait déjà été fait.

L’idée de Lointain Secret est arrivée très vite.  L’envie de filmer et de faire parler Erland encore une fois est à nouveau devenue nécessaire. J’allais tenter de m’approcher de lui avec la sensation nouvelle que le secret, l’informulable – quelque soit la proximité et le degré d’intimité que l’on a avec un être,   demeure primordial et éclatant, donc fascinant. C’était son secret que je voulais filmer, comme on rêve de filmer le vent.  Ce mystère absolu de l’humain. C’est aussi ce qu’Erland avait évoqué dans le film précédent, un noyau vital et indéchiffrable.

Pessoa est venu nous aider. Le livre de l’Intranquillité irrigue le film de ces mystères fulgurants. Je sentais aussi que c’était là sans doute le chapitre final, la dernière partie d’un film qui se composerait de quatre fois une heure, réalisé sur une période de douze années. C’est pour cela que certains extraits des films précédents viennent se mêler à ces nouvelles images, brouillant les repères, mêlant les temps, les visages et les âges. Élargissant ainsi le champ de vision, intégrant des fragments épars de cette longue histoire. Un cycle allait se clore, comme celui des saisons de la vie d’un homme.

Le tournage de Lointain Secret a lieu en juin 2007.

Erland est déjà malade. Nous en parlons tout naturellement. Les séances d’entretiens seront plus courtes que les fois précédentes.

Les lieux en extérieur évincés hormis un seul auquel je tiens beaucoup puisque c’est là, sur le même chemin sur lequel nous marchions dans le premier film que je veux filmer la dernière image, comme une balade qui ne s’est jamais arrêtée.

Le film s’ouvre ainsi: « Erland, à quoi ça sert toutes ces questions ? »

Et il se termine par des mots fragiles sur la nécessité du silence, pour qu’au-delà de toute volonté les choses essentielles et informulables puissent se partager.

Après le dernier plan, assis sur un banc face à l’étendue d’eau, je sais que nous partageons aussi un soulagement.

Nous l’avons fait. Puis il me chuchota : «  Je gambadais ici quand j’étais enfant ».

Un conte d’été.

Dan, sur le Scooter, se met à chanter. La fraîcheur saisissante de l’air, les reflets du soleil sur l’eau qui nous entoure font couler des larmes sur mes joues rougies. Stockholm devient un miroir brisé aux morceaux dispersés, comme des éclats de lumières dansants, des bribes en vrac de mes souvenirs, si frais, ce matin. Je n’ai pas vu Erland depuis deux ans. La maladie s’est développée. Je  suis venu le voir, encore et toujours, mais ce sera cette fois à l’hôpital, accompagné de sa femme Ulla.

Dan stoppe sa machine après cette traversée lumineuse. Il me laisse avec Ulla qui m’emmène avec elle. Sur le chemin de l’Institut, elle me prévient de ce qui arrive réellement.

Après des couloirs et des ascenseurs, nous arrivons dans une pièce paisible, une salle à manger ou plusieurs vieillards sont attablés, entourés d’infirmiers doux et silencieux. Erland est là, et en même temps loin perdu en lui. Elle me montre sa chambre ou quelques photos illuminent les murs. Celle d’un père, d’un frère disparus…La sublime affiche du Sacrifice, une photo d’une représentation au Dramaten, celle d’une réunion de famille dans ce même hôpital lors de son dernier anniversaire. Son fauteuil, dans lequel je l’ai toujours vu, chez lui, quelques bibelots, une petite chaine stéréo et des CD, ceux qu’il a toujours aimé, Bach, Berlioz, Shostakovich…

Je reste un long moment seul dans la chambre. Ulla me dit de les rejoindre quand je le veux.

Je ne peux pas sortir de la chambre. Je prépare les quatre DVD qu’Ulla m’a demandé d’apporter, une petite affiche réalisée pour la projection des quatre films à l’Institut Culturel Suédois à Paris, réunis pour la première fois sous le titre Erland, Le Seul Visage – 1995/2007 Surimpressions de deux vies qui se croisent –. Je sors mon appareil et prends quelques photos de cette chambre vide. Puis je les rejoints. Erland ne semblent en rien étonné de me voir surgir et m’avancer jusqu’à lui. Son visage s’éclaire un instant avant que son traditionnel ‘ comment ça va’ ne résonne avec le même accent, le même plaisir.

Nous essayons de parler un peu. Pas beaucoup. Je sers sa main qui dans la mienne me raconte beaucoup. Nous regardons tous les trois les photos de lui sur les jaquettes des DVD. Il sourit. Un peu plus encore quand nous nous arrêtons sur la photo où il se tient front contre front avec  Liv. Ulla me dit qu’elle est venue le voir il y à quelques jours à peine. Il s’arrête aussi longuement sur la petite affiche. Ulla lui traduit le titre. Il semble l’apprécier. Nous buvons du café, je porte sa tasse jusqu’à sa bouche. Il ne peut la tenir seul. Nous partageons quelques biscuits. Nos regards se croisent par intermittences. Nous rions un peu elle et moi, d’un rire trouble, quand elle me dit qu’avant mon arrivée il lui a demandé si je venais pour faire un autre film avec lui. En me remémorant la scène, je sais qu’il avait trouvé malgré tout à insuffler un peu d’humour à la situation. Cet humour corrosif qui m’a tant de fois désarmé et impressionné.

Il suffit d’être là. C’est la pression de ma main qui sert la sienne qui lui indique ma présence. Il somnole un peu. Ulla veut prendre l’air et nous laisser seuls. Il n’y plus de mots. Il n’y a plus de temps. Avant d’aller prendre l’air, Ulla sort son petit appareil photo microscopique, elle nous prend tous les deux. « A spy camera » dit-elle. Je lui dit que j’aimerais aussi en faire quelques une. Elle me l’autorise en souriant. Je sors aussi la caméra HD de mon sac. Mes mains tremblent. Je ne fais que quelques images, quelques secondes.

Elles sont là, près de moi à l’instant où j’écris ces mots et je n’ai pas envie de les voir. Mais je sais qu’elles sont là.

Nous restons un long moment seuls tous les deux. Trois quarts d’heure plus tard, Ulla revient accompagné de Harriet Anderson et de son mari qu’elle a rencontré dans l’ascenseur et qui viennent rendre visite à Bibi Anderson, dans la chambre à côté. Elle a eu une rupture d’anévrisme l’année dernière, ne peut plus parler, mais reste consciente. Harriet, la Monika de ma jeunesse, vient m’embrasser. Ulla me demande si je veux saluer Bibi. Je ne sais plus ce qui arrive. Est-ce le rêve d’un film de Bergman ? Qui suis-je ici ? J’accepte volontiers. Le mari de Bibi parle français, elle aussi parlait français, quand elle le pouvait encore. Son regard s’éclaircit nettement quand je lui adresse quelques mots. Les plus simples et démunis. Son mari m’explique que le français lui a toujours beaucoup plu, qu’elle me comprend sûrement sans pouvoir me le faire savoir. Je lui raconte notre rencontre à la sortie du Dramaten quand j’étais venu voir jouer Erland dans Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz, il y a une dizaine d’années. Comment aurais-je pu oublier cette sortie où m’entendant discuter en français elle s’était avancée vers moi avec un sourire timide pour me demander d’où je venais et ce que je faisais là, visiblement contente de parler français en Suède.

Je me retrouve ensuite seul avec elle, ils parlent ensemble sur le balcon de sa chambre.

Les mots qu’elle tente en vain d’articuler je ne peux les comprendre. Elle souffre de ne pouvoir les extraire de sa bouche comme s’ils se cognaient contre une paroi invisible au dedans d’elle. Ils reviennent enfin l’entourer eux aussi. En partant, juste avant d’aller retrouver Erland dans la pièce de l’autre côté du couloir, dans un souffle doux et apaisé, j’entends : …Au revoir…

Je retiens les secousses dans mes yeux pour retrouver Erland que j’ai du mal à rejoindre. Je lui parle, j’ai des choses à lui dire. Je ne sais pas s’il m’entend, mais je lui parle, en français. Je lui dis ce que d’habitude on n’ose pas dire. Des mots définitifs. Est-ce parce que je sais qu’il ne comprend pas que je les prononce, est-ce parce que je sais qu’il comprend malgré tout…

Ulla me fait signe qu’il va falloir partir, elle s’absente quelques minutes pour ranger des affaires dans la chambre.

Je reste silencieux ces derniers instants. Elle revient et me dit qu’elle a pu fixer l’affichette au mur de la chambre, qu’elle sait que ça lui fera plaisir quand il la verra.

Je serre une dernière fois la main et le bras d’Erland, fort. Je l’embrasse. Au moment où je me lève, son corps est pris d’une secousse et d’un bruit profond dans sa gorge. Ses yeux sont humides. Il ne me regarde pas. Je sors de la pièce sans me retourner. Je regagne la chambre où se trouve ma veste et découvre l’affichette au mur, juste à côté de celle du Sacrifice.

Je prends une photo.

À l’extérieur, la lumière de l’après-midi est aveuglante. Nous marchons Ulla et moi le long de l’eau. Elle me propose une longue balade pour regagner le centre de la ville. Je lui pose quelques questions sur l’état d’Erland mais je connais déjà les réponses. Nous nous asseyons sur un banc face à l’Archipel, le vent est doux et frais et chaud. Je lui dis que j’aurais voulu qu’elle sache…Mais elle me coupe en me disant de ne pas m’inquiéter, qu’elle sait. Qu’elle sait pourquoi je suis là.

Nous nous séparons chaleureusement, en douceur, elle me donnera des nouvelles par mail. Je continue de marcher en errant près de l’eau lisse et transparente sans savoir où je suis ni où je vais.  Comme il y a vingt ans.

C’était l’hiver. Et le soleil m’aveugle.

En rentrant à Paris le lendemain je suis tombé par hasard sur les mots de Robert Musil:

« Je crois que la beauté n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. »

Je me mis à penser que j’aurais aimé parler de ça avec lui.

On en aurait fait un film.