ERLAND JOSEPHSON, LES SAISONS ONT TON VISAGE

 

ERLAND, LES SAISONS ONT TON VISAGE


3 septembre 2011

Assis à l’arrière du scooter de Dan, je traverse Stockholm dans l’air frais, bleu limpide d’un matin de soleil. « Les choses changent chaque fois que je les regarde », cette ville familière, aux couleurs intenses d’une fin d’été, je la ressens comme si je la découvrais.

Stockholm est pour moi la ville de l’aventure, une aventure commencée il y a presque vingt ans quand je venais pour la première fois rencontrer celui qui me fascinait tant, celui que les films de Bergman et de Tarkovski m’avaient fait découvrir. C’est à travers ces films qu’une enivrante envie de rencontrer cet homme était née.

Son nom : Erland Josephson

Un conte d’hiver.

Avec mon simple instinct pour guide, j’étais venu en hiver, dans le froid et la solitude de la nuit scandinave, partager quelques instants avec lui. Pour entendre sa voix, pour voir son visage et lui dire qu’il avait un ami qu’il ne connaissait pas encore.

La rencontre était fixée au Théâtre Royal. Erland répétait une pièce de Shakespeare sous la direction de Bergman, The winter’s tale. Il m’avait dit de venir le voir en Suède, étonné et curieux qu’un jeune français déboule jusque là pour partager un moment avec lui. Je lui avais dit, comme pour donner consistance à ce voyage, que j’aimerais le filmer, un jour, et que je voulais en toute innocence qu’il me raconte qui il était ; que j’avais des choses à lui dire. Je ne savais pas vraiment lesquelles, n’étais sûr de rien, n’avais rien de particulier à exprimer. Simplement heureux de rejoindre, au-delà de l’écran, un acteur qui m’avait ouvert les yeux sur les possibilités vertigineuses de son art, sur la capacité d’un visage à exprimer l’universel. En le voyant, je me sentais effleuré par quelque chose de ma propre vie.

J’avais prévu de rester une semaine en Suède. Après ce premier contact dans le hall du théâtre où déjà, en quelques instants, j’avais senti toute l’attention, la générosité, la vraie curiosité  dont il a depuis toujours fait preuve à mon égard, nous sommes allés boire quelques bières au café d’en face. Il y avait Max Von Sydow, Allan Edwall, Bibi Anderson attablés juste à côté de nous. Je me sentais propulsé dans le pays des merveilles. L’alcool aidant, nous avons passé en revue tout ce que je savais de son parcours, aidés par une amie improvisée qui assurait la traduction, mon anglais d’alors étant trop fastidieux. Nous avons parlé des heures. Puis il m’a proposé de se revoir le surlendemain pour un déjeuner, puis lors de ce déjeuner il m’a proposé une dernière rencontre, juste avant mon départ, chez lui, pour un café.

C’était un dimanche. Il neigeait dans la nuit de l’après-midi. Et les flocons à travers la fenêtre de son salon me semblaient irréels. Je fermais les yeux.

Dans l’avion qui me ramenait à Paris, tout m’apparaissait nouveau.  Rien ne serait plus jamais comme avant puisqu’ une amitié était en train de naître. Elle était issue d’un rêve que j’aurais fait, endormi, dans la chaleur d’une salle de cinéma, un après-midi d’hiver.

Depuis ce premier voyage, je suis retourné à Stockholm au moins une fois par an pour le voir. Davantage quand nous avons commencé à travailler ensemble à un premier film. Un portrait de lui que rien ni personne au monde n’aurait pu m’empêcher de faire. Avec ce projet, sans calcul aucun, j’allais devenir réalisateur. La confiance qu’il m’accordait pour ce travail étant alors une force indestructible, et bien plus encore. Elle s’était transformée en devoir moral de ne pas le décevoir, de ne rien trahir de cette relation, et de tout dire en images de cette immense estime et admiration que je lui portais, que je lui porte encore. Cette force nouvelle allait me permettre de franchir bien des obstacles et des difficultés que seule l’insouciance de l’ignorant permet de franchir.

Nous avons d’abord fait  À la recherche d’Erland Josephson, en 1995, tourné dans la cave de mon ami Dan, figure centrale de mon expérience suédoise et solution à tous les problèmes que procure un tournage fauché à l’étranger. Un ami, un frère. Après ce premier film qui, sans le savoir, allait devenir la première partie d’un autre film, nous avons continué de nous voir, chaque année.

Il est si rare de dire à quelque qu’un «  Plus je te connais, plus j’ai envie de te connaître ». C’est ce que je lui ai dit une fois.  À partir de là, je ne sais pas exactement comment, s’est imposée l’idée de continuer le travail que nous avions commencé. Après un premier film d’une heure, sous une forme assez convenue d’entretiens évoquant sa trajectoire, intime et artistique, j’avais envie d’aller plus loin. Ma rencontre avec Claude Régy avec lequel je commençais à travailler m’ouvrait les yeux sur une exigence et des enjeux nouveaux, sur la possibilité infinie d’inventer des dispositifs de mise en scène; sur le simple fait que créer c’était avant tout chercher, en évitant de reproduire le déjà vu, le repérable.  Et de saisir la vie dans son tremblement et sa fragilité la plus vraie. « Tu dois faire des films comme toi seul peut le faire toi et comme personne d’autre. »

J’ai écrit  Erland Josephson, Proche et nous avons tourné en 2001. Après l’avoir rencontré, il s’agissait de s’approcher de lui, au plus près de l’âme. Filmer son visage comme un paysage. Il était partant comme un acteur surdoué ayant à jouer son propre rôle, s’engouffrant alors avec subtilité et gourmandise dans un espace ouvert dans lequel sa qualité de présence si émouvante et son intelligence pleine d’ironie allaient pouvoir se déployer et vibrer de toutes leurs contradictions. Moments de grâce.

Nuit de l’été suédois.

Nous avons continué de nous voir. Jamais s’écrire. Moi seul lui ai toujours envoyé des cartes postales de tous les endroits du monde où je travaillais, en tournée avec Claude Régy. Toujours quelques mots à peine, souvent les mêmes. Ceux qui tentent de dire tout avec rien. Ces messages, comme des échanges sous la mer n’appelaient pas de réponse. Aucun besoin. Le silence transmettait tout. Nous le savions.  Juste un signe.

 Quelque temps plus tard, quelques instants, quelques années, Erland m’a longuement raconté l’expérience douloureuse qu’a été pour lui le tournage de Saraband, toujours avec son meilleur ami Ingmar. Il y retrouvait sa grande amie Liv Ullmann, amie aimée de toujours, partenaire idéale depuis les Scènes de la vie conjugale, confidente privilégiée.

Après un dîner de fête chez lui, avec sa femme Ulla, sa sœur et Dan, il me dit alors, juste avant mon départ, dans un mélange de provocation et d’humour dissimulant un souhait non feint : «  Et Quand ferons-nous un autre film ensemble ? ».

 Je n’ai pas dormi cette nuit là et pas seulement à cause de l’alcool et de la cuisine fantastique de Ulla. Ses mots tanguaient dans mon esprit somnolent. Il fallait forcément envisager quelque chose. Je me réjouissais de cette invitation à peine masquée sous la légèreté de paroles prononcées dans l’euphorie. Mais comment aller plus loin que ce que nous avions fait dans Proche ?

De retour à Paris, j’ai visionné la copie non sous-titrée de Saraband qu’il m’avait donné. J’avais tellement l’habitude de lire sur son visage, dans ses plus infimes mouvements, que j’ai oublié que je ne comprenais pas les dialogues. Je crois qu’il était heureux de la nature de notre rapport qui reposait sur une attention accentuée à l’autre. Ne pas parler la même langue était une chance. Toujours très peu de mots directement adressés l’un à l’autre, Tout passait par Dan le plus souvent qui assurait la traduction. Nous restions ainsi à l’écoute d’un autre alphabet,  d’un langage muet, intuitif et précis.

La nuit suivante j’ai écrit dix pages pour lui proposer Liv Ullmann & Erland Josephson, Parce que c’était euxJe voulais le filmer non pas seul cette fois, mais dans sa relation intime avec Liv, pour que quelque chose de sa présence apparaisse différemment. À peine le temps pour moi de faire traduire le synopsis et de lui envoyer, Il me répond par fax. Il a compris, il est d’accord, mais me demande de joindre Liv pour lui proposer le film, avant toute chose.

Je me pince en écrivant à Liv Ullmann. J’entre dans un autre rêve Bergmanien tout en continuant d’avancer sur mon propre chemin. Je joins une copie de Proche et après quelques verres je file poster le tout pour Key Largo où elle réside une partie de son temps. J’attends.

Quelques jours plus tard je découvre un message sur mon répondeur. Incrédulité quand je reconnais la voix si chaleureuse de Liv qui me dit : « J’ai adoré le film sur Erland, je m’en repasse des passages et je prends des notes, quand voudriez-vous qu’on tourne ? Je serais à Oslo dans quinze jours, vous pouvez venir me voir ? Vous pouvez m’appeler à ce numéro…

Le rêve continue. Elle est aussi ce rêve.

Nous tournons  Liv & Erland, Parce que c’était eux en juin 2004, dans une salle de répétitions du Dramaten que j’ai obtenu grâce à Ulla, dramaturge depuis des années dans ce théâtre. Les nuits blanches que j’ai passé les quinze jours avant le tournage me permettent paradoxalement d’accéder à une concentration que je n’avais jamais connue auparavant. Ils attendent beaucoup de moi. Ils  sont là, tous les deux, s’amusant presque comme des enfants, disponibles, heureux de se retrouver et de passer une semaine ensemble. J’ai une équipe formidable. Ils attendent tout de moi et pourtant ce sont eux qui vont tout me donner. Liv voudrait faire un documentaire sur moi, elle semble fascinée par mon rapport à Erland, tout est joyeux, le travail est intense. Ils vont loin, très loin dans l’analyse de ce qui les lie à jamais.

La nuit, toujours cette lumière ombre de la nuit suédoise.

Liv à Erland : «  Pourquoi n’es-tu jamais tombé amoureux de moi ? »

Elle a aimé le film, beaucoup, et la lettre que j’ai reçue quelques temps après lui avoir fait parvenir une copie est belle et vraie, comme elle.

Erland, après un visionnage chez lui, en ma présence comme nous l’avons toujours fait, semble très ému, heureux qu’une trace de cette relation existe, et que ce soit celle –là.

Sur la pochette du DVD que je lui ai apporté ils sont photographiés tous les deux face à face, presque front contre front. Nous avons passé une soirée pleine d’enthousiasme, de connivence et de gratitude réciproque. Pas mal arrosée, en fait.  Dans l’ivresse, à la fin du repas, Erland prend le DVD et de sa main, vient recouvrir le visage de Liv.  Un geste enfantin, qui ne vient en rien éloigner la présence de son amie mais qui fait sentir le plaisir qu’il aurait à être seul sur la prochaine couverture. Et que mon regard ne se concentre que sur lui.

Un geste d’acteur.

J’ai compris immédiatement. Je l’avais inconsciemment senti aussi. Nous devions, après cette troisième partie, nous retrouvez tous les deux. À peine avait-il terminé son geste que tout m’est apparu clairement. C’est le portrait d’Erland que je tente de dessiner depuis le début, mais c’est aussi, en creux, le portrait de notre amitié. Et puisqu’elle vit toujours encore plus forte, nous allions continuer.

Comment, quand, où, comment savoir. Ce n’est pas ce qui importe me dit-il sans me le dire. Où bien est-ce moi qui ai projeté cette pensée dans son regard ?

Ce qui importe c’est de continuer parce que la vie ne s’est pas encore arrêtée.

****

Mon travail aux côtés de Claude Régy a toujours nourri intensément les rêves de films que je faisais. C’est à lui que je dois ce que je fais et ce que je suis. La singularité de sa recherche, la cohérence absolue entre sa manière de vivre et de faire, l’investissement absolu de son être dans son art m’ont  guidée dans mes choix. Et  son soutien sans faille m’a donné la force et la lucidité d’aller vers ce que je sentais le plus profondément en moi. Il m’a appris l’obstination, appris à ne pas avoir peur de l’incertain et du non-clair, à être à l’écoute de l’instinct le plus sauvage. C’est à lui que j’ai parlé la première fois de faire un quatrième film sur et avec Erland. Son avis ayant toujours été essentiel dans mes choix. Il m’a presque tout de suite répondu qu’en évoquant ce nouveau film j’avais déjà décidé de le faire. Et qu’il trouvait ça risqué, donc intéressant. À moi de continuer d’avancer sans répéter ce qui avait déjà été fait.

L’idée de Lointain Secret est arrivée très vite.  L’envie de filmer et de faire parler Erland encore une fois est à nouveau devenue nécessaire. J’allais tenter de m’approcher de lui avec la sensation nouvelle que le secret, l’informulable – quelque soit la proximité et le degré d’intimité que l’on a avec un être,   demeure primordial et éclatant, donc fascinant. C’était son secret que je voulais filmer, comme on rêve de filmer le vent.  Ce mystère absolu de l’humain. C’est aussi ce qu’Erland avait évoqué dans le film précédent, un noyau vital et indéchiffrable.

Pessoa est venu nous aider. Le livre de l’Intranquillité irrigue le film de ces mystères fulgurants. Je sentais aussi que c’était là sans doute le chapitre final, la dernière partie d’un film qui se composerait de quatre fois une heure, réalisé sur une période de douze années. C’est pour cela que certains extraits des films précédents viennent se mêler à ces nouvelles images, brouillant les repères, mêlant les temps, les visages et les âges. Élargissant ainsi le champ de vision, intégrant des fragments épars de cette longue histoire. Un cycle allait se clore, comme celui des saisons de la vie d’un homme.

Le tournage de Lointain Secret a lieu en juin 2007.

Erland est déjà malade. Nous en parlons tout naturellement. Les séances d’entretiens seront plus courtes que les fois précédentes.

Les lieux en extérieur évincés hormis un seul auquel je tiens beaucoup puisque c’est là, sur le même chemin sur lequel nous marchions dans le premier film que je veux filmer la dernière image, comme une balade qui ne s’est jamais arrêtée.

Le film s’ouvre ainsi: « Erland, à quoi ça sert toutes ces questions ? »

Et il se termine par des mots fragiles sur la nécessité du silence, pour qu’au-delà de toute volonté les choses essentielles et informulables puissent se partager.

Après le dernier plan, assis sur un banc face à l’étendue d’eau, je sais que nous partageons aussi un soulagement.

Nous l’avons fait. Puis il me chuchota : «  Je gambadais ici quand j’étais enfant ».

Un conte d’été.

Dan, sur le Scooter, se met à chanter. La fraîcheur saisissante de l’air, les reflets du soleil sur l’eau qui nous entoure font couler des larmes sur mes joues rougies. Stockholm devient un miroir brisé aux morceaux dispersés, comme des éclats de lumières dansants, des bribes en vrac de mes souvenirs, si frais, ce matin. Je n’ai pas vu Erland depuis deux ans. La maladie s’est développée. Je  suis venu le voir, encore et toujours, mais ce sera cette fois à l’hôpital, accompagné de sa femme Ulla.

Dan stoppe sa machine après cette traversée lumineuse. Il me laisse avec Ulla qui m’emmène avec elle. Sur le chemin de l’Institut, elle me prévient de ce qui arrive réellement.

Après des couloirs et des ascenseurs, nous arrivons dans une pièce paisible, une salle à manger ou plusieurs vieillards sont attablés, entourés d’infirmiers doux et silencieux. Erland est là, et en même temps loin perdu en lui. Elle me montre sa chambre ou quelques photos illuminent les murs. Celle d’un père, d’un frère disparus…La sublime affiche du Sacrifice, une photo d’une représentation au Dramaten, celle d’une réunion de famille dans ce même hôpital lors de son dernier anniversaire. Son fauteuil, dans lequel je l’ai toujours vu, chez lui, quelques bibelots, une petite chaine stéréo et des CD, ceux qu’il a toujours aimé, Bach, Berlioz, Shostakovich…

Je reste un long moment seul dans la chambre. Ulla me dit de les rejoindre quand je le veux.

Je ne peux pas sortir de la chambre. Je prépare les quatre DVD qu’Ulla m’a demandé d’apporter, une petite affiche réalisée pour la projection des quatre films à l’Institut Culturel Suédois à Paris, réunis pour la première fois sous le titre Erland, Le Seul Visage – 1995/2007 Surimpressions de deux vies qui se croisent –. Je sors mon appareil et prends quelques photos de cette chambre vide. Puis je les rejoints. Erland ne semblent en rien étonné de me voir surgir et m’avancer jusqu’à lui. Son visage s’éclaire un instant avant que son traditionnel ‘ comment ça va’ ne résonne avec le même accent, le même plaisir.

Nous essayons de parler un peu. Pas beaucoup. Je sers sa main qui dans la mienne me raconte beaucoup. Nous regardons tous les trois les photos de lui sur les jaquettes des DVD. Il sourit. Un peu plus encore quand nous nous arrêtons sur la photo où il se tient front contre front avec  Liv. Ulla me dit qu’elle est venue le voir il y à quelques jours à peine. Il s’arrête aussi longuement sur la petite affiche. Ulla lui traduit le titre. Il semble l’apprécier. Nous buvons du café, je porte sa tasse jusqu’à sa bouche. Il ne peut la tenir seul. Nous partageons quelques biscuits. Nos regards se croisent par intermittences. Nous rions un peu elle et moi, d’un rire trouble, quand elle me dit qu’avant mon arrivée il lui a demandé si je venais pour faire un autre film avec lui. En me remémorant la scène, je sais qu’il avait trouvé malgré tout à insuffler un peu d’humour à la situation. Cet humour corrosif qui m’a tant de fois désarmé et impressionné.

Il suffit d’être là. C’est la pression de ma main qui sert la sienne qui lui indique ma présence. Il somnole un peu. Ulla veut prendre l’air et nous laisser seuls. Il n’y plus de mots. Il n’y a plus de temps. Avant d’aller prendre l’air, Ulla sort son petit appareil photo microscopique, elle nous prend tous les deux. « A spy camera » dit-elle. Je lui dit que j’aimerais aussi en faire quelques une. Elle me l’autorise en souriant. Je sors aussi la caméra HD de mon sac. Mes mains tremblent. Je ne fais que quelques images, quelques secondes.

Elles sont là, près de moi à l’instant où j’écris ces mots et je n’ai pas envie de les voir. Mais je sais qu’elles sont là.

Nous restons un long moment seuls tous les deux. Trois quarts d’heure plus tard, Ulla revient accompagné de Harriet Anderson et de son mari qu’elle a rencontré dans l’ascenseur et qui viennent rendre visite à Bibi Anderson, dans la chambre à côté. Elle a eu une rupture d’anévrisme l’année dernière, ne peut plus parler, mais reste consciente. Harriet, la Monika de ma jeunesse, vient m’embrasser. Ulla me demande si je veux saluer Bibi. Je ne sais plus ce qui arrive. Est-ce le rêve d’un film de Bergman ? Qui suis-je ici ? J’accepte volontiers. Le mari de Bibi parle français, elle aussi parlait français, quand elle le pouvait encore. Son regard s’éclaircit nettement quand je lui adresse quelques mots. Les plus simples et démunis. Son mari m’explique que le français lui a toujours beaucoup plu, qu’elle me comprend sûrement sans pouvoir me le faire savoir. Je lui raconte notre rencontre à la sortie du Dramaten quand j’étais venu voir jouer Erland dans Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz, il y a une dizaine d’années. Comment aurais-je pu oublier cette sortie où m’entendant discuter en français elle s’était avancée vers moi avec un sourire timide pour me demander d’où je venais et ce que je faisais là, visiblement contente de parler français en Suède.

Je me retrouve ensuite seul avec elle, ils parlent ensemble sur le balcon de sa chambre.

Les mots qu’elle tente en vain d’articuler je ne peux les comprendre. Elle souffre de ne pouvoir les extraire de sa bouche comme s’ils se cognaient contre une paroi invisible au dedans d’elle. Ils reviennent enfin l’entourer eux aussi. En partant, juste avant d’aller retrouver Erland dans la pièce de l’autre côté du couloir, dans un souffle doux et apaisé, j’entends : …Au revoir…

Je retiens les secousses dans mes yeux pour retrouver Erland que j’ai du mal à rejoindre. Je lui parle, j’ai des choses à lui dire. Je ne sais pas s’il m’entend, mais je lui parle, en français. Je lui dis ce que d’habitude on n’ose pas dire. Des mots définitifs. Est-ce parce que je sais qu’il ne comprend pas que je les prononce, est-ce parce que je sais qu’il comprend malgré tout…

Ulla me fait signe qu’il va falloir partir, elle s’absente quelques minutes pour ranger des affaires dans la chambre.

Je reste silencieux ces derniers instants. Elle revient et me dit qu’elle a pu fixer l’affichette au mur de la chambre, qu’elle sait que ça lui fera plaisir quand il la verra.

Je serre une dernière fois la main et le bras d’Erland, fort. Je l’embrasse. Au moment où je me lève, son corps est pris d’une secousse et d’un bruit profond dans sa gorge. Ses yeux sont humides. Il ne me regarde pas. Je sors de la pièce sans me retourner. Je regagne la chambre où se trouve ma veste et découvre l’affichette au mur, juste à côté de celle du Sacrifice.

Je prends une photo.

À l’extérieur, la lumière de l’après-midi est aveuglante. Nous marchons Ulla et moi le long de l’eau. Elle me propose une longue balade pour regagner le centre de la ville. Je lui pose quelques questions sur l’état d’Erland mais je connais déjà les réponses. Nous nous asseyons sur un banc face à l’Archipel, le vent est doux et frais et chaud. Je lui dis que j’aurais voulu qu’elle sache…Mais elle me coupe en me disant de ne pas m’inquiéter, qu’elle sait. Qu’elle sait pourquoi je suis là.

Nous nous séparons chaleureusement, en douceur, elle me donnera des nouvelles par mail. Je continue de marcher en errant près de l’eau lisse et transparente sans savoir où je suis ni où je vais.  Comme il y a vingt ans.

C’était l’hiver. Et le soleil m’aveugle.

En rentrant à Paris le lendemain je suis tombé par hasard sur les mots de Robert Musil:

« Je crois que la beauté n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. »

Je me mis à penser que j’aurais aimé parler de ça avec lui.

On en aurait fait un film.

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